Restaurants, bars, cafés : des lieux conviviaux à réinventer
La COVID-19 a fait entrer un nouvel objet indispensable dans les lieux publics : le panneau en plexiglas. En urgence, des zones de lavage de main ont été installées et le mobilier a souvent été déplacé pour mieux répondre aux exigences sanitaires. À quoi ressembleront ces espaces à l’avenir? Quelques pistes de réflexion.
Rédigé par Claire-Marine Beha, journaliste Milo
Photo : Plex’Eat / Christophe Gernigon
Certains établissements culinaires au Japon, aux États-Unis ou en Italie servent désormais leurs clients à l’intérieur d’une bulle en plastique transparente suspendue au plafond. De cette façon, les convives se voient, s’entendent et passent du bon temps presque comme avant, tout en gardant leurs postillons pour eux-mêmes. Non, il ne s’agit pas du prologue d’un récit dystopique, mais d’une astuce design développée par le français Christophe Gernigon au début de la pandémie et qui connaît un succès fulgurant.
Du jour au lendemain, les commerces ont en effet dû trouver des solutions pour continuer leurs activités de façon sécuritaire. C’est ainsi qu’a débuté la pose massive de plexiglas : aux comptoirs, entre les tables, au bar, etc. À l’intérieur comme à l’extérieur, il a fallu délimiter des zones où placer les individus afin de lutter contre la transmission.
Spécialisée en papiers peints, la designer et décoratrice Manon Leblanc a rapidement saisi l’opportunité de concevoir des écrans protecteurs. Les salons de coiffure, cafés et restaurants lui envoient alors un raz-de-marée de commandes. Celle qui réalisait autrefois de la signalisation haut de gamme en hôtellerie et restauration propose des plexiglas personnalisables à accrocher ou avec supports sur lesquels sont imprimés en transparence des logos, des couleurs ou des images ; de quoi égayer un peu ce nouveau symbole de la crise sanitaire. « Ces panneaux sont également devenus un ajout esthétique, commente Manon, qui a été beaucoup sollicitée pour concilier design élégant et mesures de santé publique. Il faut penser à leur adaptation pour qu’ils répondent au style de chaque endroit, leur ajout doit sembler naturel. »
Photo : Manon Leblanc
Mannequins, tableaux et plantes vertes
Thomas Csano, quant à lui, « déteste le plexi ». Mais lorsque le designer intérieur du restaurant-bar Majestique participe au réaménagement du lieu avant sa réouverture, il est agréablement surpris : plus la soirée avance, plus les reflets désagréables sur le plastique s’estompent, notamment grâce aux sources lumineuses incandescentes. En outre, ces panneaux se désinstallent rapidement et ne dénaturent pas trop le style de l’endroit. « Ça ne change rien non plus au niveau du bruit, les gens se voient et ne se sentent donc pas isolés, c’est moins invasif pour faire respecter la distanciation, soulève-t-il. À long terme, ce n’est pas une matière inintéressante à étudier. »
Ces écrans de plastique restent toutefois dispendieux et certains les boudent aussi pour leur aspect aseptisé, parfois presque chirurgical. Car en temps de crise, la clientèle doit être sécurisée… mais aussi séduite. Au restaurant Monarque, ce sont des mannequins portant des vêtements de la Maison Sarah Pacini qui permettent aux clients de respecter la distanciation physique. Au Darling, un café-bar du quartier portugais dont la décoration soigneusement dépareillée est aussi signée Thomas Csano, des tableaux et des plantes viennent marquer la séparation entre les clients. Même idée du côté du pub Saint-Alexandre, dans le Vieux-Québec, qui a sorti des grandes peintures pour séparer les places assises de sa terrasse. « J’ai travaillé sur une pizzeria pendant la pandémie et on a dû la modifier en cours de route pour ajouter des petites vitres protectrices, ajoute Thomas. Bref, tout a été fait à la dernière minute… »
« On est rendus à une étape ultérieure où on parle de nouveau d’expérience, d’ambiance, d’émotions qu’on ressent dans un lieu. On a une vision à long terme pour créer des espaces pérennes afin que les adresses qui seront en construction respectent les nouvelles mesures »
À la firme d’architecture et de design LEMAYMICHAUD, les projets amorcés en début d’année ont été mis sur pause. « On s’est donnés le temps d’avoir une réflexion pour l’après-COVID-19 », relève la designer et associée principale, Louise Dupont. Elle pense qu’en 2020, les restos et bars doivent non seulement avoir une belle carte mais aussi un agencement extraordinaire. Bref : diffuser un message de contrôle sans perdre en hospitalité pour conserver la clientèle.
Six mois après le début de la pandémie, l’experte, dont l’équipe a conçu entre autres le design du Time Out Market de Montréal (en consortium avec la firme GH design), du restaurant Les Botanistes à Québec, des emplacements de Mamie Clafoutis mais aussi des hôtels Le Germain, souligne qu’il est temps de penser aux conséquences du virus sur le design intérieur. « Le discours a changé, dit Louise, qui espère que le plexiglas ne soit qu’une solution transitoire. On est rendus à une étape ultérieure où on parle de nouveau d’expérience, d’ambiance, d’émotions qu’on ressent dans un lieu. On a une vision à long terme pour créer des espaces pérennes afin que les adresses qui seront en construction respectent les nouvelles mesures. » Ce qui donnera le ton aux tendances design des restos et bars de demain découle directement des exigences d’aujourd’hui pour lutter contre la contamination du virus.
D’ailleurs, un nouvel élément a donné du fil à retordre à Thomas Csano : le lavabo à l’entrée. « Le propriétaire du Darling et du Majestique trouvait ça important d’en installer et c’est tout de même un gros changement… J’ai hésité à trouver que c’était une bonne idée! » En effet, dans un lieu étroit ou empreint d’un style chic, cette zone de désinfection peut facilement détonner avec son environnement. Concevoir des sas plus grands à l’avenir, un peu comme les anciens lobbys d’hôtels, est une piste à considérer, indique le designer, tout en espérant que les lavabos soient finalement démantelés un jour. À l’inverse, Louise Dupont pense que ces stations sanitaires sont là pour rester puisque les gens seront marqués par cette pandémie ; mais il faudra évidemment veiller à leur intégration pour que le rituel d’entrée soit naturel et agréable.
Isolés mais ensemble
À l’intérieur des bars et restaurants, les designers imaginent la mise en place d’espaces semi-privés. Ce concept accentuerait l’intimité et permettrait aux clients de garder leurs distances sans brimer leur expérience. « On a fragmenté beaucoup plus les espaces avec des divisions, on a créé plus d’alcôves, de lieux un peu plus privés, de compartiments plus contrôlés et pas en connexion directe avec les gens », analyse Louise, qui travaille aussi avec les hauteurs des dossiers de fauteuils dans l’élaboration de futurs restos, bars et hôtels.
Thomas émet aussi l’idée de jouer avec le tissu et de poser des rideaux pour ériger des séparations plus fluides. « L’ambiance n’est pas la même par contre, c’est plus feutré. Les booth avec des banquettes privées comme dans les diners, c’est également intéressant, ajoute le designer, qui a déjà déployé cette idée pré-pandémie pour Le Darling. C’est le fun aussi des lieux avec des coins différents, ça donne envie de découvrir une nouvelle place où s’asseoir à chaque fois. Donc pourquoi pas rajouter des places ou des salles de plus en plus confinées? »
Photo : Il Bazzali
Certains restaurateurs ont redoublé de créativité et n’ont d’ailleurs pas attendu que les tendances changent pour redéfinir leur plan de salle. À l’international, on développe différents concepts ; le centre d’art Médiamatic d’Amsterdam a par exemple utilisé des serres de la taille d’une table de deux personnes pour isoler la clientèle sans lui gâcher la vue.
Dans la Petite Italie, Davide Bazzali du restaurant Il Bazzali a temporairement troqué son rôle de cuisinier pour celui d’artisan et a construit des séparations entre les tables à l’aide de vieilles portes en bois recyclées. « Quand je cuisine je chante de l’opéra, donc il fallait laisser la cuisine visible ; des fenêtres ont donc aussi été utilisées dans les séparations », explique le chef, qui ne voulait surtout pas que ces « mini-salles » perdent en convivialité. Au final, cette remodélisation de l’espace lui aura coûté moins cher que s’il avait opté pour du plexiglas.
Des zones et mobiliers plus versatiles
Les deux designers pensent aussi qu’à l’avenir les lieux et les meubles seront beaucoup plus interchangeables afin de s’adapter aux épidémies, mais aussi à toutes les autres fonctions qu’un resto ou bar pourrait remplir. « Avec des panneaux qui sortent des murs, des portes qui descendent du plafond, des tables et chaises rétractables, etc., énumère Thomas. Ça peut être du recyclage comme des matières nobles. Il y aura sans doute d’autres crises auxquelles faire face d’ici la fin de notre vie, alors autant être prêt à tout. »
La flexibilité est aussi le mot d’ordre à LEMAYMICHAUD. Louise indique que des cloisons amovibles et du mobilier non fixes pourraient faciliter la conception de restos, bars et cafés « hybrides » plus construits, mais non sans personnalité. Point positif : les lieux où les clients sont plus souvent debout qu’assis, comme les cafés et les enseignes qui offrent le service à emporter, ne présenteront pas les mêmes enjeux. Certes, il faut désormais porter attention à la signalisation au sol et accepter de se laisser guider par des flèches, mais la designer pense que le mobilier bien placé et les zones clairement déterminées permettent d’éviter que les gens se croisent.
De nombreuses idées sont déjà sur la table, mais les cogitations ne sont pas terminées. Ce qui est certain, c’est que les designers sont passés en mode solution et transforment cette crise en opportunité d’innover. « Ça peut donner des maux de tête de trouver des solutions facilement réalisables, oui, mais c’est aussi un super défi, assure Louise. Je dis souvent qu’un bon design est rempli de contraintes! C’est l’occasion de se réinventer, de penser à comment l’humain agit et comment il se sent bien et en sécurité. »
Photo : Mediamatic / Anne Lakeman
Il n’est toutefois pas pertinent de tout reconstruire de A à Z à cause de la COVID-19, nuance Thomas, qui prône plutôt une constante amélioration : « Je ne crois pas trop à l’idée de concevoir des lieux pour un futur précis. Les espaces devraient être mutables et prendre en compte le présent, sinon ils ne vivent pas ».
Par contre, si certains restos et bars se rénovent complètement ou se bâtissent de zéro, le designer pointe le fait que certains besoins sont encore plus durables que ceux associés à la pandémie actuelle. « C’est le moment de penser aussi à l’accessibilité universelle pour les chaises roulantes, de s’adapter aux malvoyants, de construire des rampes d’accès, des sas plus grands et accueillants… Là ça aurait du sens de faire quelque chose pour un avenir inclusif et non pas juste à cause d’un événement qui se passe en ce moment. »
Pour s’adapter aux aléas et élaborer des lieux toujours plus attirants, sécuritaires et pertinents, les commerçants doivent embarquer les designers dans leur aventure, croit Louise : « On est là pour penser out of the box, pour les épauler et les aider à se différencier ». D’après elle, plus les propriétaires sont impliqués et expriment ce qu’ils veulent véhiculer dans leurs assiettes ou leurs verres, plus le design intérieur peut refléter cette originalité. Le résultat? « Des projets extraordinaires et complets. » Le petit deux mètres de distance en plus, pour l’instant.