Avec la crise sanitaire, le vélo gagne du terrain
La pandémie a remis les Québécois en selle, particulièrement à Montréal où la circulation automobile et la fréquentation des transports en commun ont nettement baissé. Tour de piste.
Rédigé par Claire-Marine Beha, journaliste Milo
Devant les deux adresses des Cycles C&L, situées rue Villeneuve et rue Rachel à Montréal, les files d’attente sont très fréquentes. Certains clients sont parfois prêts à attendre deux heures pour se faire servir. « On se fait prendre d’assaut depuis mars », lance le propriétaire Jean-Daniel Lafrance. Lorsque le gouvernement a reconnu que les magasins et ateliers de vélos étaient un service essentiel, le 1er avril dernier, 80% de son inventaire a été dévalisé en quelques jours.
Même scénario de l’autre côté de l’île, où l’équipe d’Atelier Wellington travaille à une cadence soutenue : « La pandémie a un énorme impact sur notre l’industrie. On a eu une recrudescence de demandes et on a dû s’adapter pour ne pas laisser le contact avec la clientèle en prendre un coup, indique la vice-présidente des opérations, Stéphanie Cloutier. L’effet papier toilette s’est aussi fait sentir chez nous! » Six mois plus tard, malgré la rentrée et la reprise graduelle d’un rythme plus conventionnel, les marchands de vélos ont toujours du pain sur la planche. Ce qui force le ralentissement, c’est en fait le manque de pièces, ironise Olivier Quirion-Deslauriers de Vélo Espresso, dans Hochelaga.
Tous en bicycle!
Des profils très variés sont attirés par la bicyclette en 2020. Certains ont sauté le pas et acheté un vélo neuf ou usagé pour la toute première fois, d’autres ont fait réparer une bicyclette qui prenait la poussière depuis longtemps et beaucoup de vélos pour enfant ont été vendus. Les Montréalais ont pris leur vélo pour éviter le bus et le métro ou pour occuper leur famille, mais aussi pour bouger et réduire leur anxiété après la fermeture des salles de sport. Olivier indique avoir vu défiler dans sa boutique plusieurs personnes qui ont choisi le vélo plutôt que la course à pied pour rester actives.
Quant au vélo à assistance électrique (VAE), déjà en vogue depuis quelques années, sa popularité a encore grimpé, même si les Européens restent de loin les principaux consommateurs. « C’est plus dispendieux et plus lourd ; si on habite au 2e ou 3e étage il y a quelques contraintes », souligne la présidente de Vélo Québec Suzanne Lareau. Néanmoins, la technologie du VAE s’améliore : il pourrait bien séduire de plus en plus de Québécois qui résident à plus de dix kilomètres de leur lieu de travail et enfourcheraient le vélo électrique pour lier efficacité et plaisir. « La dépense d’énergie n’est pas nulle, même si on n’a pas besoin d’être en excellente forme physique », ajoute-t-elle. Mais les vélos traditionnels restent en tête de peloton malgré cette avancée prometteuse.
Photos : Vélo Espresso / C&L Cycles – Thomas Tessier
Cyclistes chevronnés et débutants sur petites roulettes se partagent plus que jamais la route. « C’est l’apaisement automobile du printemps dernier qui a donné confiance aux gens, analyse Suzanne. L’achalandage sur certaines voies cyclables a connu jusqu’à 30% d’augmentation, mais d’autres menant au centre-ville ont été vidées, même si le trafic revient tranquillement. Les gens sortaient pour les loisirs ou faire des courses, alors qu’habituellement c’était des trajets du lundi au vendredi avec des pointes le matin et le soir. » Le modèle de déplacement a donc complètement changé et Suzanne estime que cette saison hors du commun est « incomparable » aux précédentes.
L’un des sujets épineux du moment est d’ailleurs la création de nouvelles pistes cyclables à travers la ville. « Certaines ont très bien fonctionné, d’autres moins », concède-t-elle. Parmi celles qu’elle aimerait voir subsister après la crise : la voie cyclo-pédestre sur la rue de la commune dans le Vieux-Port, l’aménagement cyclable très achalandé du boulevard Gouin et la nouvelle bande cyclable au sud du parc Laurier, sur les rues Christophe Colomb et De la Roche. Lorsque les aménagements ont amélioré et sécurisé les déplacements à vélo en ne changeant rien ou presque pour les stationnements et la circulation automobile, « c’est gagnant-gagnant », estime-t-elle.
D’autres villes ont aussi mis en place des pistes cyclables temporaires, complète Suzanne, qui affirme que cette percée de la bicyclette se remarque à l’échelle de la province. Dans la région de Québec, les marchands de vélo sont également très occupés et même les boutiques spécialisées en équipements haut de gamme ont été sollicitées, comme le confirme entre deux réparations Kevin Lynch, de Vélo Cartel. « Certains sont aussi allés en vacances avec leurs vélos », ajoute la PDG de Vélo Québec. Cet été, les Québécois auraient en effet été nombreux à profiter de leurs véloroutes et aménagements cyclotouristiques, faute de pouvoir s’évader hors des frontières.
Une progression qui ne date pas d’hier
Photo : C&L Cycles / Thomas Tessier
« Le boom est sans précédent, mais ça fait plusieurs années que l’engouement est là », témoigne Olivier Quirion-Deslauriers, qui se souvient d’un intérêt presque aussi fort à l’arrivée du vélo de montagne au tournant des années 90. En 1995, le gouvernement adopte une première politique ayant pour but de développer et valoriser la culture du vélo au Québec. Vingt ans plus tard, le ministère des Transports recense 4,2 millions de cyclistes : plus de la moitié des Québécois utilisent le vélo! Récemment, en 2019, Vélo Québec dévoilait que 51% de la population montréalaise était cycliste, un chiffre en hausse chaque année.
Difficile de nier que le vélo fait à présent partie de l’ADN de la métropole. Les vélos en libre-service BIXI, qui sillonnent la ville depuis onze ans, ont participé à cette tendance. L’actuelle mise en place d’un Réseau express vélo (REV), sorte d’autoroute cycliste passant notamment sur la rue Saint-Denis, souhaite servir la population croissante de Montréalais à vélo.
Les cafés-vélo (ou cafés-cyclistes) ont aussi poussé un peu partout au Québec ces cinq dernières années. Ces lieux hybrides qui réparent, vendent et parfois louent des bicyclettes souhaitent bâtir de véritables communautés en instaurant une pause café de qualité comme prétexte. Chez Vélo Espresso, enseigne fondée il y a vingt ans, l’espace café est un peu moins développé que dans certains cafés du genre comme Allo Vélo dans Griffintown, Le Pic-Nic au parc Lafontaine ou encore le Café-Vélo des Nations à Sherbrooke, mais l’esprit de cohésion demeure essentiel. « Ce sont des lieux de rencontre, des espaces de partage pour les connaissances techniques et ça facilite la proximité avec les clients quand ils attendent une réparation », commente Olivier, qui voit souvent des cyclistes se donner rendez-vous chez lui avant de partir pour une sortie à vélo.
« Depuis une douzaine d’années, on voit plus de vélos dans les rues et on a plus de clients chaque année »
« Depuis une douzaine d’années, on voit plus de vélos dans les rues et on a plus de clients chaque année », indique Jean-Daniel des Cycles C&L. Pour lui, l’exemple frappant de cet essor est celui du vélo d’hiver : au début des années 2000, l’activité était encore marginale, mais à force de voir quelques cyclistes sur la neige la tendance s’est rapidement accélérée. « Une normalisation s’est créée vers 2004-2005, dit-il. Désormais, on voit des gens faire du vélo d’hiver même sur le Mont-Royal, à côté des pistes de ski de fond. »
Enfin, les tours guidés à vélo de Fitz & Follwell et Spade & Palacio ont aussi à leur manière participé à la démocratisation du cyclisme amateur en ville. Ces visites touristiques sont souvent vendues comme un moyen de découvrir des lieux « comme les locaux ». « Lors de la première année d’activité de Spade & Palacio, on était leur QG et on s’occupait de la location, se souvient Jean-Daniel. On voyait l’intérêt : en vélo on peut couvrir tellement plus de territoire qu’à pied! »
Malheureusement, à cause de l’absence de touristes internationaux, ces activités ont pris une petite débarque cette saison. « Comme on savait que la frontière allait rester fermée longtemps, on a décidé de vendre notre flotte au printemps, explique Danny Pavlopoulos, copropriétaire de Spade & Palacio, qui a liquidé ses 24 vélos à une vitesse éclair. Mais on recommencera dès que possible. » De son côté, l’équipe de Fitz & Follwell indique avoir eu une saison assez tranquille avec les touristes québécois venus des autres régions, incluant des zones proches de la ville comme Laval et la Rive-Sud. « Et on a eu pas mal d’Ontariens de la région d’Ottawa et de Toronto », ajoute la responsable des opérations Véronique Chassé.
Écologie et effet pandémie
Photo : Roxanne Desgagnés
Et la planète dans tout ça? Ceux qui ont conscience des enjeux environnementaux et qui passent en boutique préfèrent réparer ou acheter des vélos d’occasion, indique Olivier. Mais l’écologie n’est pas vraiment ce qui fait plus pédaler les citoyens, répond Suzanne Lareau : « Ça nous conforte dans notre choix d’en faire et c’est un excellent argument pour que les gouvernements nous fassent plus de place dans les rues, mais ce n’est pas la raison première de passer au vélo ».
La montée en popularité du vélo a tout de même diminué la pollution, ce qui enthousiasme la communauté cycliste. « Malgré la difficulté à avoir des pièces et le travail ardu pour toute mon équipe, j’y vois beaucoup de positif, car ça a forcé la ville à agir, ajoute Olivier. Plus on est de cyclistes à Montréal, plus la ville va être en santé! »
Est-ce que les Québécois qui sont devenus cyclistes cette année le seront encore l’année prochaine? À Cycles C&L, on pense que le taux de conversion sera relativement bon puisque le vélo à l’avantage de lier l’utile à l’agréable. Beaucoup de personnes troqueront la salle d’entraînement pour le vélo, croit Jean-Daniel. « La tendance va sans aucun doute se maintenir à Montréal, pense pour sa part Stéphanie Cloutier de l’Atelier Wellington. Par contre, la pandémie a amené un effet rush qui va s’adoucir. »
Chez Vélo Québec, on se réjouit de cette extraordinaire et inattendue campagne de promotion pour le vélo qu’a été la pandémie. Suzanne Lareau pense que les enfants – et les adultes! – qui ont pris goût à rouler cette année ne voudront sans doute plus arrêter. « Les crises majeures entraînent des changements pérennes de comportements, les acquis vont être bien réels et j’espère que les aménagements pertinents et achalandés qu’on a mis en place vont rester », conclut-elle. Pour l’experte, il n’est pas encore le temps de dresser des bilans, mais plutôt de profiter de cet engouement pour repenser notre rapport à la ville.
Photo : Fitz & Follwell Co.