La planète cocktails se réinvente
Intrinsèquement liés au secteur des bars et des restaurants, les acteurs du cocktail ont été durement touchés par la pandémie. Toutefois, la créativité et la flexibilité dont plusieurs d’entre eux font preuve ainsi qu’un attrait de plus en plus marqué des consommateurs pour les produits d’ici ont permis à la planète cocktails de trouver des solutions… et de lancer de nouvelles tendances.
Photo : Karel Chladek
Il y a encore un an, l’univers du cocktail battait son plein à travers le Québec. Des bars spécialisés ouvraient un peu partout, les concours de mixologie attiraient de plus en plus de curieux, les événements nichés faisaient le plein, et il sortait jusqu’à trois nouveaux alcools locaux par semaine. Puis, le 15 mars 2020, tout s’est arrêté. Les établissements ont fermé leurs portes, le bruit des shakers s’est tu et tous les professionnels ont retenu leur souffle.
« J’ai bien cru que j’allais faire une dépression », avoue Patrice Plante, alias Monsieur Cocktail, un des mixologues les plus connus du grand public. En l’espace d’une semaine, sa grande tournée des SAQ de la province pour ses nouveaux cocktails en canette a été annulée et son chiffre d’affaires a plongé de 90%, le forçant à mettre à pied tous ses employés.
De nombreux acteurs de l’univers du cocktail ont connu des déboires similaires. Les propriétaires de bars ont mangé leurs chaussettes et leurs employés ont eu recours à la PCU. Le Festival Invasion cocktail!, qui avait lieu chaque année à Montréal et à Québec au mois de mai et dont la soirée de lancement attirait en moyenne 700 personnes, a dû repousser sa tenue. La morosité était telle que les deux vermouths québécois Val Caudalies Lab couronnés en avril aux San Francisco Spirit Awards sont eux aussi presque passés sous le radar.
Se faire du bien quand ça va mal
Dans cette débâcle, il y avait pourtant déjà quelques signaux positifs. Par exemple, la vente d’alcools locaux à la SAQ a connu une hausse de 110% et les commandes auprès des distilleries ont tellement augmenté qu’elles ne pouvaient plus fournir. « On est subitement passés de demandes de 150 caisses de gin à la fois à plus de 600. Et on a eu tant de succès avec nos canettes de Spritz Les Îles qu’on a été en rupture de stock! » relate Maximiliano Vallée Valleta, vainqueur de plusieurs concours de mixologie et partenaire d’un groupe de spiritueux auquel on doit la vodka White Keys, le rhum Sainte-Marie et le gin Portage.
Parallèlement, les internautes ont vu apparaître sur leurs écrans des animations et ateliers virtuels en tous genres : Fanny Gauthier, du groupe Ateliers et Saveurs (expérience Milo à Montréal et à Québec) a multiplié les capsules pratiques, Maximiliano Vallée Valleta a reçu Julie Snyder et Benoit Gagnon à distance, et Patrice Plante s’est lancé corps et âme dans une série de vidéos mêlant mixologie, sommellerie et principes de dégustation.
« Je me suis rendu compte qu’il y avait du racisme gastronomique dans mon milieu, comme avant dans celui des restos, envers les véganes, les kétos et les non consommateurs d’alcool. Il fallait remédier à ça »
« Après quatre ans loin des médias, ça m’a permis de reconnecter avec les gens et de connaître leurs attentes », affirme l’entrepreneur, qui va refaire des capsules cet automne. Grâce à cette initiative, il a totalement repensé sa philosophie d’entreprise, puisqu’à présent chaque cocktail qu’il conçoit est adapté en quatre versions : classique, créative, faible en sucre et sans alcool. « Je me suis rendu compte qu’il y avait du racisme gastronomique dans mon milieu, comme avant dans celui des restos, envers les véganes, les kétos et les non consommateurs d’alcool. Il fallait remédier à ça. »
Boîtes à surprises
À l’instar des restaurants, qui ont rapidement adopté la formule prêt-à-emporter pendant la pandémie, plusieurs bars ont contourné leur fermeture en créant des kits à cocktails contenant le mélange, la décoration et la recette de chaque création ; il suffit simplement d’ajouter l’alcool associé et de l’eau au besoin. Ce fut le cas à Montréal des réputés Atwater Cocktail Club et Coldroom, qui se sont associés à l’entreprise de prêt-à-cuisiner Cook it – une partie du prix des boîtes était reversée au Fonds de Bienfaisance des Bartenders. La boutique spécialisée Alambika a également conçu en collaboration avec cinq distilleries québécoises un coffret cocktail comportant des garnitures déshydratées et des bouteilles de quatre onces de mélanges (bitters artisanaux, jus d’agrumes, émulsifiant végétalien et purées de fruits).
À Québec, les kits à cocktails de Patrice Plante avaient déjà été lancés à l’automne 2019 et, de son propre aveu, ils ne fonctionnaient pas très bien jusqu’à la pandémie. « Mais tout à coup, en raison du confinement, les ventes des boîtes ont explosé, surtout auprès des entreprises qui organisent des 5 à 7 virtuels avec leurs employés et leur font bénéficier en même temps d’un atelier sur Zoom réalisé par un mixologue. »
Photo : Alcools / White Keys
Une nouvelle façon d’aborder le grand public qui n’est pas passée inaperçue auprès des évènements. Après un peu d’hésitation, Maryline Demandre, cofondatrice du Festival Invasion Cocktail!, qui a finalement lieu du 9 au 19 septembre, a réussi un tour de force en réunissant 35 établissements de Montréal et de Québec et en proposant des formules adaptées au contexte actuel. Les festivaliers ont ainsi toujours la possibilité de télécharger en ligne un passeport leur donnant des privilèges dans les bars participants. Parmi eux, on retrouve des institutions du cocktail comme le Barraca, La Distillerie et le Speakeasy, mais aussi des restaurants qui proposent des créations alcoolisées intéressantes à l’image du Perles & Paddock, du India Rosa, du Joséphine (expérience Milo) et du Crème fraîche.
Le Festival Invasion Cocktail propose parallèlement une série d’ateliers à l’école de bar Made with Love, à ceci près que ces derniers se réalisent en petit comité, distanciation sociale oblige. Mais la grande nouveauté de cette édition vient du fait que les festivaliers peuvent aussi profiter de l’événement dans le confort de leur foyer. « Nous proposons des kits de prêt-à-shaker pour huit personnes contenant tous les ingrédients nécessaires (en dehors de l’alcool) et donnant accès à un atelier virtuel avec un professionnel », explique l’organisatrice, heureuse de l’accueil chaleureux réservé au festival.
Penser l’après
Il a été clair cet été que le prêt-à-boire était une nouvelle avenue très appréciée des Québécois. Au printemps, 18 types de canettes alcoolisées d’ici plus colorées les unes que les autres ont envahi les tablettes de la SAQ. Même si leur commande datait de 2019 et n’était donc pas liée à la pandémie, force est d’admettre que les consommateurs adorent cette nouvelle manière pratique et facile de consommer des cocktails, peu importe où ils se trouvent.
En ce qui a trait aux bars, Maryline Demandre et Maximiliano Vallée Valleta estiment que les gens n’arrêteront pas d’en fréquenter, du moins ceux de leurs quartiers parce qu’ils ont développé avec eux une relation de confiance, voire d’amitié. « Des endroits comme le Barraca, le Rouge-Gorge et le Huis Clos sont synonymes de souvenirs et d’appartenance, contrairement à des lieux plus impersonnels et à la mode. Les gens continueront à les soutenir », croit le mixologue.
Photo : Atelier / Festival Invasion Cocktail!
Un certain nombre d’établissements à vocation plus touristique ou événementielle pourraient donc ne pas passer à travers le prochain hiver. Par contre, peut-être s’en sortiront-ils en adoptant de nouvelles formules pour approcher leur clientèle. Selon Maximiliano, la pandémie a renforcé l’attrait des Québécois pour le réconfort et les valeurs sûres. Au même titre que le pain maison et le retour en force des spécialités traditionnelles, bonnes et simples à réaliser, les clients sont plus que jamais friands de cocktails classiques comme le Martini, le Old Fashion ou le Negroni – « auxquels on peut ajouter une petite twist », précise le mixologue.
Les bars ont également saisi l’importance d’être présents sur les réseaux sociaux et de diffuser autrement leur marque de commerce. Ateliers virtuels, boîtes de prêt-à-mixer commandées en ligne, associations avec des distillateurs pour des produits exclusifs… Il est possible de faire vivre l’esprit d’un établissement hors de ses murs.
Ce modèle mixte d’approche perdurera selon Patrice Plante, qui a justement bâti Monsieur Cocktail sur le principe de rejoindre ses clients directement chez eux. « Je suis convaincu qu’on peut toujours se réinventer, quelle que soit la situation, souligne l’entrepreneur. On peut packager nos produits autrement, réaliser des collaborations spéciales avec des restaurants qui ont la même vision que nos cocktails, ou proposer des produits dérivés qui vont au-delà des sempiternels tee-shirts et casquettes. Ceux qui refuseront de revoir leurs assises et de faire preuve de créativité mettront la clef sous la porte. » Un message lancé à une industrie, qui n’a pas fini de se métamorphoser.
Photo : Au bar / Karel Chladek