La cuisine de rue reconquiert le Québec
Si la bouffe de rue ne date pas d’hier, elle fait son grand retour après une soixantaine d’années d’interdiction et de mauvaise réputation. Les camions de restauration de rue font désormais partie du paysage estival. À Montréal, il n’est pas rare d’en croiser lors de festivals, et la tendance s’accélère aussi en région.
Rédigé par Claire-Marine Beha, journaliste Milo
La cuisine sur le pouce a été une alternative salutaire pour les restaurants pendant le confinement dû à la COVID-19. « J’ai apprécié les rues piétonnières de Québec, où plusieurs établissements ont fait une offre en mode take-out à la fenêtre », raconte Simon Beaumier, coordonnateur de Happening Cuisine de rue, qui œuvre à Québec et dans l’est de la province. Des enseignes ont également redonné un élan au concept du drive-in, comme Le Canadien et Vieux St-Charles, situés dans le Centre-du-Québec, qui ont servi les clients dans des cabarets directement à leurs véhicules.
Quant aux restaurants qui disposaient d’un camion, ils l’ont évidemment investi pendant la crise. Gaëlle Cerf, cofondatrice de l’Association des Restaurateurs de Rue du Québec (ARRQ) et copropriétaire de Grumman ’78 à Montréal, a décidé ce printemps de garer son camion devant le restaurant afin que ses clients y passent leur commande, mangent sur la terrasse et ne rentrent plus dans la salle à manger. « Ça nous montre la versatilité des food-trucks, pense Simon. Les possibilités sont très nombreuses, les restaurateurs s’adaptent à la population et à leurs demandes. »
La pandémie a-t-elle donné un coup de pouce à la cuisine de rue? En ce qui concerne les restaurants mobiles, le bilan reste mitigé puisqu’une grande partie de leur chiffre d’affaires est réalisé grâce aux événements, qui cette année ont été massivement annulés. « Mais on a aussi vu des restaurateurs de rue retourner aux sources dans des parcs, des lieux où le monde se promène. Les gens se sont remis à faire du vélo et de la course à pied, et ces sites sont devenus intéressants pour des camions qui ont ainsi sauvé leur saison », nuance Simon.
Festivals et produits locaux
Si aujourd’hui on compte environ 140 camions-restaurants au Québec, entre les années 1930 et 1950 les restaurateurs ambulants étaient bannis des rues pour des raisons d’hygiène. L’ancien Service de la santé publie notamment en 1946 un rapport indiquant que ces véhicules sont exposés à « tous les dangers de contamination par la poussière des rues ». C’est un coup fatal pour les restaurateurs de rue : une à une, les municipalités font cesser les activités de ces vendeurs de hot-dogs et de frites, dont la majorité de la clientèle est constituée de travailleurs des usines.
C’est en 2017 que la Ville de Québec lance un projet pilote pour réintégrer les camions de nourriture de rue, après les avoir prohibés sur son territoire. « En 2016, quand on a commencé à organiser des rassemblements de camions d’une journée dans des stationnements d’entreprises, la cuisine de rue était encore tabou dans la région », se rappelle Simon.
« On n’est plus à l’époque du hot-dog, frites, liqueur ou poutine avec rien dessus! Maintenant il faut s’attendre à des plats uniques à l’image du restaurateur. »
En 2020, la crainte de l’insalubrité n’est plus qu’un mauvais souvenir, même s’il faut encore faire de l’éducation de temps à autres. Des exigences sanitaires sont émises et contrôlées autant par les événements, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec que l’ARRQ et Happening Cuisine de rue. « On n’est plus à l’époque du hot-dog, frites, liqueur ou poutine avec rien dessus! assure Simon. Maintenant il faut s’attendre à des plats uniques à l’image du restaurateur. » Gaëlle confirme : « Le Québec est rendu là! Depuis 2010, la nouvelle génération de food-trucks propose de la bouffe de qualité faite par de vrais cuisiniers. »
La popularité de la cuisine de rue s’est notamment rebâtie grâce à sa présence accrue dans les festivals.« Grâce aux événements, on a mis la cuisine de rue sur la carte, le nombre de camions augmente à chaque fois. Le Festival d’été de Québec et le ComediHa! ont notamment embarqué et la population a eu accès à la cuisine de rue », illustre Simon. Même constat positif avec les événements privés et corporatifs, où les camions-cuisines ont gagné en visibilité et rentabilité. « Maintenant, avec notre partenaire Festibière de Québec, on organise des rassemblements dans plus de cinq régions différentes – on est même allés à Mégantic l’été passé. »
Moins de compétition en région
D’autres villes comme Drummondville, Granby, La Malbaie et Trois-Rivières suivent les traces de Montréal, qui autorise à nouveau l’activité en 2013, relançant du même coup cette restauration sur le pouce mal aimée. « Côté réglementation, ça se délie tranquillement, mais pas partout,souligne Gaëlle, qui note une grande activité des camions en périphérie de Montréal, en Montérégie et dans Lanaudière. Tout reste encore très lié aux événements grand public, corporatifs et privatifs. »
Certaines villes comme Gatineau en sont encore à leur phase d’essai cette année, et d’autres demeurent hermétiques à la tendance, comme Saint-Hyacinthe, qui exprime vouloir favoriser les commerces locaux : « Que ce soit un camion ou un kiosque, nous voulons éviter la compétition déloyale avec nos restaurateurs ayant pignon sur rue », peut-on lire sur le site web de la ville. Gaëlle rappelle qu’il n’est pas rare que des camions se déplacent également dans des déserts alimentaires pour répondre à une forte demande.
« En ville, les gens vont être volages et tester plusieurs food-trucks, car l’offre est dense et il faut pouvoir identifier le type de cuisine. Mais en région, quand il y a moins de choix, c’est super d’avoir un camion traiteur multitâches avec un menu plus large. »
Malgré l’engouement, les régions ne peuvent pas s’attendre à une présence aussi forte de camions-restaurants qu’à Montréal, met en garde la cofondatrice de l’ARRQ. « Il n’y a pas assez d’humains qui habitent au Québec, ironise-t-elle. On est parfois très ambitieux, et la déception est grande. Il faut continuer d’innover à la hauteur de nos moyens car on ne manque certainement pas de créativité, sans s’attendre à des achalandages à grand déploiement. » Sans oublier l’hiver, qui met les cuisines mobiles à l’arrêt pendant plusieurs mois…
Malgré tout, elle perçoit cette réalité d’un bon œil. « Moins de compétition en région signifie plus de popularité. En ville, les gens vont être volages et tester plusieurs food-trucks, car l’offre est dense et il faut pouvoir identifier le type de cuisine : tacos, burgers, beignes, etc. Mais en région, quand il y a moins de choix, c’est super d’avoir un camion traiteur multitâches avec un menu plus large. » Elle cite notamment le camion du restaurant sEb l’artisan culinaire, de Mont-Tremblant. « Il est doué et capable de tout faire à manger. C’est l’exemple parfait du restaurateur de rue qui s’est adapté à son marché! »
Alors que les demandes sont en croissance chaque année selon l’ARRQ, les camions de cuisine de rue sont de moins en moins perçus comme une menace par les restaurateurs traditionnels, mais plus comme une opportunité. « Plusieurs chefs voient désormais le potentiel de la cuisine mobile qui permet une diversification de la clientèle, assure Gaëlle. Au lieu d’obliger les gens à aller chez toi, tu peux venir chez eux… »
Photo : Grumman ’78