Le Québec des casse-croûtes
Casse-croûte, cantine, pataterie, resto familial : quel que soit le nom qu’on leur donne, ces temples de la frite, du burger et du steamé sont chers au cœur des Québécois. Si ces adresses existent depuis des décennies, la relève en revisite de plus en plus les recettes avec des produits locaux et en suivant les nouvelles tendances culinaires.
Photo : Chez Line
« Les cantines sont indissociables du Québec. Chaque quartier, chaque village, aussi petit soit-il, a sa cantine à côté ou en face de l’église, de la caisse pop et du dépanneur », affirme Stéphanie Grondin, notaire dans la vie et blogueuse gourmande par passion depuis une dizaine d’années. Cette fan des casse-croûtes a réussi, au fil de visites et de recherches, à réaliser une liste de quelque 200 recommandations québécoises commentées et cartographiées sur Mapster.
« J’adore la fine gastronomie, mais mon amour des cantines date de mon enfance, alors que j’accompagnais mon père les dimanches sur les routes de la Beauce, de l’Île d’Orléans ou de Charlevoix pour aller chercher tel fromage ou tel produit qu’il affectionnait. Je ne parlais pas encore beaucoup mais je me souviens des petites places dans lesquelles on s’arrêtait pour manger. Ça a nourri par la suite mon attrait pour les produits d’ici, pour les gens qui les font, et ma passion inconditionnelle pour la cuisine familiale des casse-croûtes. »
« Il y a quelque chose de l’ordre de la madeleine de Proust »
Au même titre que Stéphanie, les liens que les Québécois tissent avec leurs cantines datent souvent de leurs jeunes années. « Il y a quelque chose de l’ordre de la madeleine de Proust dans ce rapport », confirme l’éditrice et auteure Émilie Villeneuve, qui a cosigné en 2012 le livre Moutarde chou (éditions Cardinal), considéré comme une référence sur l’univers des casse-croûtes du Québec.
En sillonnant la Belle Province pour rendre visite à des institutions de la frite comme le Dic Ann’s du boulevard Pie-IX à Montréal, le Roy Jucep de Drummondville ou le Casse-croûte du Connaisseur à Tadoussac, Émilie s’est rendue compte à quel point les gens sont attachés à leurs cantines. « Aller à la pataterie, c’est souvent associé à une occasion, un moment heureux. Il peut s’agir de la soirée qui suit le match de soccer, de retrouvailles entre amis, d’une halte en famille sur le chemin des vacances… C’est un lieu réconfortant, avec des gens en arrière généreux, sociables, raconteurs et dévoués à leur travail. Il est donc normal que les Québécois vivent une vraie histoire d’amour avec ces endroits. »
Esprit de famille
Stéphanie Grondin est encore plus exaltée qu’Émilie lorsqu’elle évoque les casse-croûtes. Pour elle, ils sont l’antithèse des fast-foods aseptisés et formatés de ce monde, qu’elle déteste. « Les cantines, c’est une cuisine de maman, avec des plats dont les sauces et les ingrédients ne sont jamais tout à fait identiques. Avec des spécialités typiques à chaque endroit, dont les gens sont fiers et qu’ils adorent faire découvrir aux clients. » La blogueuse avoue par conséquent avoir autant de plaisir à manger de bonnes frites coupées à la main qu’un plat finement travaillé dans un grand restaurant.
Elle a même un petit faible particulier pour la « sauce à spaghett’ », qu’elle se fait un devoir d’essayer dans des poutines ou des hot-dogs à l’italienne dès qu’elle visite une cantine. « Chaque casse-croûte a sa recette, au même titre que chaque famille du Québec a la sienne. C’est important pour moi. » Ce simple détail explique beaucoup de choses quant à la relation étroite, voire émotive, que nous entretenons avec nos cantines. Comme le souligne justement Émilie Villeneuve dans son livre, les patateries font partie intégrante de notre mémoire affective et collective.
Du club Pinso à la Délicieuse
Comme nous le ferions dans un restaurant traditionnel, nous nous attachons au décor, à la qualité ou à l’originalité des plats, aux prix, à l’accueil, à l’expérience globale. Stéphanie Grondin adore par exemple le Casseau du quai, situé à Saint-Sulpice, pour la vue magnifique du fleuve qu’il offre, pour le dynamisme de ses propriétaires et pour sa sauce italienne « complètement folle ».
Mais les raisons qui poussent la blogueuse à se souvenir davantage d’un endroit plus qu’un autre sont très variées. Parmi sa liste de cantines favorites, on retrouve d’ailleurs le sacro-saint Ben la bedaine de Granby, où les cuisiniers portent depuis les années 1950 le même uniforme classique rayé rouge et blanc, mais aussi le Casse-croûte du pêcheur de Sept-Îles, établi dans un ancien casier à homards et qui intègre des produits de la mer à tous ses plats, des sandwichs aux egg rolls.
Stéphanie se souvient aussi de spécialités propres à telle ou telle cantine : « J’ai découvert le club Pinso, garni avec de la viande hachée, au Casse-Croûte Chez Cathy de Rivière-au-Renard (qui ne fait d’ailleurs que du service à l’auto depuis son ouverture en 1969), ainsi que la Délicieuse, un autre club sandwich cette fois-ci au homard et aux œufs, à la petite Cantine Seigneurie de Mont-Louis, en Gaspésie » [les laits frappés y sont aussi délicieux, ndlr]. « Et je garde un souvenir impérissable de la queue de homard frite servie sur un bâton, un peu comme un pogo, de LA cantine aux Îles-de-la-Madeleine ».
Photo : Livre Moutarde chou / Olivier Blouin
Casse-croûtes 2.0
On associe souvent les cantines à des employés et des propriétaires aux têtes blanches. « Ce n’est pas faux, indique Émilie Villeneuve, qui en a rencontré bon nombre lors de son périple à travers le Québec. » Toutefois, ce n’est pas parce qu’une bonne partie des casse-croûtes ont vu le jour dans les années 50 et 60 qu’il n’y a pas de relève. « Les enfants des fondateurs peuvent leur succéder à la tête de l’établissement. Ou bien des repreneurs modernisent le concept initial, par exemple en donnant une twist plus gastronomique ou tendance à leur menu. » L’auteure pense par exemple au Miss Patate de Saint-Jovite : « On y propose des végéburgers depuis plus de 20 ans, mais on y trouve aussi des plats sans gluten comme de la poutine au confit de canard. »
De son côté, Stéphanie Grondin avoue avoir été soufflée de tomber par hasard à Grandes-Piles, en Mauricie, sur le Pruneau-Patates, adjacent à un petit pub du même nom. « Un casse-croûte au beau milieu de nulle part axé sur l’utilisation de produits locaux et disposant de bornes de recharge pour les voitures électriques, c’est inusité! », raconte-t-elle en souriant. La blogueuse évoque aussi les foodtrucks, ces camions de restauration de rue déjà populaires dans le Grand Montréal et de plus en plus en région, quand il est question de casse-croûtes réinventés : « Pour moi, ils représentent une version urbaine de la cantine traditionnelle, et ils proposent d’excellentes spécialités. »
Plusieurs chefs connus ont interprété à leur manière leur vision du casse-croûte, soit sous forme de pop-ups, soit de manière plus soutenue. On peut par exemple penser à la célèbre poutine au foie gras de Martin Picard au restaurant Pied de cochon, qui n’a jamais disparu de son menu. Ou bien à Chez Tousignant, dont les succulents hot-dogs et la majorité des plats sont conçus avec des produits locaux par le chef Michele Forgione. Même le réputé Normand Laprise, dont le Toqué! figure depuis des années en tête des meilleurs restaurants canadiens, a lancé au Time Out de Montréal le concept Burger T! en donnant aux classiques plats de fast-foods américains une belle saveur gastronomique et locale.
Choisir la vie de cantine
Les casse-croûtes exercent donc une fascination aussi bien auprès du grand public que des chefs. Certains d’entre eux, comme Mathieu Maltais, diplômé de l’ITHQ et à la feuille de route de cuisinier bien fournie dans des restaurants de Montréal et de l’Ouest canadien, a d’ailleurs décidé en 2010 de racheter avec sa femme Caroline Langlois le casse-croûte Chez Line, à Saint-Aubert. « On a fait ce choix pour le caractère convivial du concept, pour l’endroit qu’on trouvait magnifique avec son grand terrain, et pour avoir une vraie vie de famille », explique Caroline.
Le couple n’a pas tardé à faire des changements au petit restaurant familial : modernisation du décor à la manière des diners des années 50 et, bien sûr, transformation du menu. « On a tout de suite troqué les frites congelées pour des fraîches. On utilise aussi beaucoup de produits locaux, on hache nous-mêmes notre viande achetée au boucher du coin et on propose, en plus des spécialités traditionnelles du casse-croûte, des menus du jour entièrement faits maison et des plats du mois très attendus. » Sous forme de poutines ou de burgers créatifs, les promos du mois sont effectivement alléchantes, à l’image de la Poutine du Bon Jack, concoctée avec du jambon fumé à la Barbe-bière de la microbrasserie Ras’L Bock de Saint-Jean-Port-Joli et des oignons caramélisés à l’érable.
Grâce au casse-croûte, Mathieu a donc trouvé un terrain de jeu culinaire, et Caroline un immense tableau noir où elle laisse aller sa créativité. « Mais ce à quoi on est encore plus attachés, c’est aux liens qu’on tisse ici avec les gens, précise-t-elle. Notre rôle ne s’arrête pas au fait de servir un bon plat, même si on met tout notre cœur à le préparer. On prend aussi le temps de parler avec nos clients, de les connaître, ce qui nous apporte autant qu’à eux. D’ailleurs, nos employés ont préféré revenir travailler que de rester sur la PCU ; ça vous donne une idée de leur implication au restaurant! »
Photo : Chez Ben la Bedaine