Tour du Québec

Du potager à la table des restaurants

Le mouvement de la ferme à la table, qui met de l’avant des produits provenant directement des producteurs des environs, prend de l’ampleur chez les restaurateurs québécois qui décident de plus en plus de cultiver leur propre potager.

Photo : Restaurant Ikanos

« Le farm to table, c’est plus que juste la distance. C’est l’idée de s’assurer de la qualité du produit que tu manges », résume Constant Mentzas, chef du restaurant Ikanos à Montréal. Le restaurateur a loué des terres dans la région d’Hemmingford pour cultiver des légumes dans un potager d’un peu plus de 1 000 mètres carrés. Posséder son propre jardin, c’est pour Constant d’abord la possibilité d’avoir accès à une plus grande variété de produits. 

Tomates ancestrales costoluto genovese, tomates au goût « tropical », aubergines et concombres japonais sont quelques-unes des semences choisies par le chef, qui teste 52 variétés de tomates, 36 sortes de melons, 26 zucchinis et 33 concombres. « Ça nous permet d’explorer vraiment différentes saveurs à l’intérieur d’une même variété », explique-t-il.

« Pour moi, la cuisine ne peut pas être séparée de ses ingrédients », complète Fisun Ercan, propriétaire de Bika Ferme & Cuisine, à Saint-Blaise-sur-Richelieu. Celle qui avait déjà bien intégré le concept de la ferme à la table dans son défunt restaurant Su à Verdun a acheté en 2018 une fermette où elle cultive plusieurs sortes de tomates ancestrales, de même que des aubergines, poireaux, haricots et autres légumes servis à sa table champêtre. 

Photo : Jardin de Bika

Un concept qui ne date pas d’hier

La philosophie de la ferme à la table a d’abord connu une popularité grandissante aux États-Unis, comme Chez Panisse à Berkeley. Le mouvement s’inscrit dans la tendance plus large de la slow food, née en Italie au milieu des années 1980 en réaction à l’essor des chaînes de restauration rapide. « Il s’agit de vraiment se rapprocher du producteur et du produit, de comprendre ce qu’on est en train de servir », explique Stelio Perombelon, professeur de cuisine à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec. 

Au Québec, en plus de Bika et d’Ikanos, plusieurs établissements ont pris l’initiative de cultiver leurs propres légumes dans un potager. C’est le cas notamment de la Cabane d’à Côté, la cabane à sucre du renommé Pied de cochon située à Mirabel, mais aussi de Chez Muffy, dans le Vieux-Québec, qui fait pousser ses fruits et légumes sur sa ferme maraîchère de l’Île d’Orléans. 

Si tous les restaurants ne récoltent pas eux-mêmes leurs produits, nombre d’entre eux ont néanmoins adopté le mouvement en établissant des partenariats avec des producteurs locaux afin de s’approvisionner en produits frais, comme la buvette l’Épi à Trois-Rivières qui travaille avec les Jardins Dugré.

« Lorsqu’on va dans une chaîne, bien qu’elles veuillent faire leur marketing en disant “nous encourageons les fermes québécoises”, on n’est pas dans la même précision au niveau du produit »

Une garantie de qualité, la nourriture « de la ferme à la table »? Pas toujours, selon certains professionnels de l’industrie, qui mettent en garde contre l’utilisation abusive du terme. En 2015, le San Diego Magazine rapportait le cas de plusieurs restaurants qui prétendaient faussement avoir établi un partenariat avec des fermes des environs. Un an plus tard, le Tampa Bay Times publiait un vaste dossier faisant état de fraudes grandissantes dans les restaurants américains revendiquant l’approche de la ferme à la table. Quant au MAPAQ, il ne réglemente pas l’expression. 

Pour Stelio Perombelon, il est difficile de vérifier en tant que consommateur si le restaurateur est honnête. Il estime néanmoins que ce type de fraude est « quand même rare ». « C’est clair que lorsqu’on va dans une chaîne, bien qu’elles veuillent faire leur marketing en disant “nous encourageons les fermes québécoises”, on n’est pas dans la même précision au niveau du produit… », précise-t-il.

Photo : Fisun Ercan en cuisine / Bika

Constant Mentzas constate de son côté une confusion chez plusieurs entre les expressions « local » et « de la ferme à la table ». Pour lui, le fait de s’assurer de la qualité du produit et de la façon dont les cultivateurs travaillent est primordial : « Tu pourrais acheter de tout plein de producteurs qui sont techniquement locaux, mais qui sont des fermes industrielles faisant de la monoculture très dommageable pour l’environnement », prévient-il. 

Une cuisine pleine de défis

Même s’ils essaient de cuisiner le plus possible avec les légumes qu’ils cultivent, les restaurateurs qui possèdent leur propre potager doivent souvent faire appel à d’autres fournisseurs pour certains produits. « Si je disais que tous mes produits viennent exclusivement de la ferme, ça serait mentir. Et n’importe qui qui te dit ça est un menteur », avoue Constant Mentzas en riant.

Si le chef recourt aux légumes d’autres maraîchers, c’est notamment pour la viabilité de certains produits, qui sont moins chers et d’aussi bonne qualité que s’il les cultivait lui-même. Il concède aussi que certains fruits et légumes, comme les artichauts, sont plus complexes à faire pousser. « Il y a certaines choses que tu n’as pas vraiment intérêt à faire toi-même. Tu es aussi bien d’aller vers un expert », conseille-t-il.

C’est également le cas pour Fisun Ercan, qui s’approvisionne chez des maraîchers biologiques des environs, comme la ferme Cadet Rousselle. « Pour nous, c’est une opportunité de connaître tous ces gens passionnés qui font aussi aussi de l’agriculture responsablement, écologiquement et biologiquement », souligne-t-elle. Pour les poissons et fruits de mer, la restauratrice fait affaire avec des pêcheurs de Rimouski, Gaspé et Terre-Neuve. « On a reçu un flétan la semaine passée que le pêcheur a apporté lui-même. Il l’avait pêché un jour avant et on l’a utilisé dans le menu… »

Photo : Potager / Restaurant Ikanos

Serre et conservation

Avec l’hiver qui dure des mois, les restaurateurs font également face au défi de s’approvisionner en aliments frais ou de trouver des façons de conserver leur récolte estivale. « Des productions en serre se font au Québec, même chez des petits artisans », indique Stelio Perombelon, ajoutant que l’accessibilité aux viandes et poissons reste plus facile à longueur d’année.

La conservation des aliments se fait depuis longtemps notamment via la transformation des viandes en charcuteries. La transformation des légumes dans le but de les conserver connaît également un essor depuis quelques années. Certains restaurateurs utilisent aussi d’autres procédés dans le but d’apprêter leurs produits maraîchers autrement qu’en sauce, comme la fermentation, la lyophilisation ou encore la déshydratation des aliments. Constant Mentzas tente de varier les méthodes en testant des recettes de zucchinis déshydratés, soupes miso, vinaigres et sauces soya à partir de différents légumes. « Je peux dire ce que j’essaie, mais je ne peux pas dire ce qui va réussir », prévoit-il.

Chez Bika, la décision a été prise de fermer en hiver, et pas seulement à cause de l’impossibilité de cultiver un potager en plein air. Fisun Ercan explique que la décision de cultiver son propre potager fait en sorte qu’elle occupe deux emplois à temps plein simultanément, en combinant les rôles de cuisinière et de maraîchère. Et durant la saison froide? Elle compte se reposer…

Photo : Potager / Restaurant Ikanos