Dépoussiérer le tricot
Non, tricoter n’est pas une activité réservée aux grand-mères! Depuis plusieurs années, le tricot se remet au goût du jour et séduit de plus en plus de Québécois à la recherche de vêtements durables et éthiques, de solidarité et d’un peu d’apaisement.
Rédigé par Claire-Marine Beha, journaliste Milo
Au plus fort du confinement, certaines personnes ont cherché du réconfort en faisant du pain, en jardinant, en enchaînant les salutations au soleil, et d’autres se sont tournées vers leurs aiguilles et leurs pelotes de laine. Prises d’assaut au printemps, les boutiques de laine de la province ont dû s’adapter pour satisfaire la forte demande malgré la fermeture de leurs adresses physiques.
Cela n’étonne pas du tout Fanny Lalonde, propriétaire de La Bobineuse (expérience Milo) sur le Plateau Mont-Royal, qui perçoit cet intérêt comme un bon indicatif de la montée en popularité du tricot. Un peu plus loin, dans le même quartier, La Maison Tricotée a dû migrer ses cours en ligne afin de satisfaire les nombreux néophytes en quête d’apprentissage. « On est passé de huit étudiants en classe à une centaine, incluant des personnes des provinces maritimes et de l’Europe », explique Catherine Beaulne, employée depuis trois ans.
Dans les dix dernières années, Clarisse Mayda-Bordes, fondatrice du magasin Cœur de mailles de Québec, a ressenti que les gens avaient un besoin croissant de fabriquer des choses de leurs propres mains. « Et plus on va dans le tout virtuel, plus on a besoin de toucher la matière parce qu’on s’en éloigne », analyse-t-elle. Paradoxalement, le fait-main a également envahi les réseaux sociaux, dont YouTube et les sites d’inspiration comme Pinterest. Il est devenu facile d’apprendre le tricot dans le confort de son chez-soi, tout comme la confection de bijoux, de cosmétiques ou encore l’entretien d’un potager urbain. Sans conteste, la vague de contenus «DIY» [do it yourself] a contribué à braquer les projecteurs sur les arts du fil : tricot, crochet, macramé et broderie sont désormais tendance!
Chaque année, Zoée Brière, copropriétaire de la coopérative Pompon Laine Café de Trois-Rivières, pense que l’intérêt pour le tricot est enfin arrivé « au top de la vague », mais non, l’engouement continue de s’amplifier et s’est nettement accéléré avec la pandémie.
Changement de paradigme
La modernisation du tricot va de pair avec l’élan du slow-fashion et du mouvement zéro déchet, selon Catherine. Les outils se sont aussi améliorés : les aiguilles circulaires ont fait leur entrée, les patrons et designs se sont diversifiés, les teinturières artisanales se sont multipliées et ont permis plus de choix de couleurs et, surtout, la matière première est montée en gamme. « Pendant cinquante ans, à peu près les seules choses qui étaient disponibles étaient soit de l’acrylique fait à base de pétrole, soit de la laine très rustique, d’où le stéréotype que la laine, ça pique et ça ne respire pas », explique Ophélie Clermont, collègue de Catherine.
Pendant les années où le polyester, l’acrylique – et la fameuse marque Phentex – ont débarqué en force sur le marché québécois, il y a eu un désintérêt, soulève Zoée. Ces matières faites de plastique et peu coûteuses permettaient de tricoter pour faire des économies. « C’est vraiment de la barbapapa de pétrole, s’exclame Clarisse qui, en tant qu’expatriée française n’avait pas connu une pareille matière sur son continent. C’était perçu comme une révolution, car le plastique dure malheureusement mille ans. » Bref, des valeurs très éloignées de l’écoresponsabilité prônée aujourd’hui.
Mais avant de jeter la pierre à ces anciennes générations, Clarisse rappelle que dans le Québec francophone d’antan, l’artisanat était un moyen de subsistance, alors que dans les sphères anglophones plus riches il était souvent synonyme d’ornement, de beaux tissus, de qualité supérieure. « Et cette culture de bricolage est un peu restée », croit-elle.
Photo : La Bobineuse
Au tournant des années 2000, l’industrie s’est intéressée aux différentes races de mouton, et la laine de mérinos a notamment connu un succès éclatant. Depuis, les fibres naturelles sont de retour en magasin. Les tricoteuses « modernes » partagent des valeurs éthiques et favorisent la traçabilité. Il existe même de la laine végétale pour les allergiques et les végétaliens.
Inévitablement, un fossé s’est creusé avec les irréductibles des pantoufles bon marché en Phentex, puisqu’aujourd’hui on ne tricote plus pour sauver de l’argent, exprime Ophélie : « l’investissement est plus important, mais un chandail tricoté à la main, tu peux le mettre sur ton testament si tu en prends soin, car il va durer plus de trente ans. » Catherine abonde : « Et tu ne vas sans doute pas vouloir t’en débarrasser rapidement, car tu as un attachement émotionnel, un sentiment d’accomplissement après plus de 30 heures de travail! »
Les looks ont aussi beaucoup rajeuni. Le tricot, ce n’est plus vraiment un pull avec Mickey Mouse dessus, ça peut très bien être chic, insiste Ophélie, qui brise les clichés en portant fièrement ses propres créations et inspire certains de ses proches à se lancer.
Et la laine locale? Il y en a, répond Fanny qui vend notamment une laine de moutons élevés à Kamouraska puis filée au Nouveau-Brunswick, mais ce n’est pas la panacée. Il n’y a pas si longtemps, les marques françaises comme Phildar et Bergère de France étaient dominantes. Mais d’autres pays ont cependant développé des expertises, comme la Turquie et le Pérou, et il est désormais facile de trouver des produits variés et de qualité. Afin de réduire leur empreinte carbone, plusieurs commerçants essaient de privilégier autant que possible les laines produites à proximité du Québec.
Pour les grand-mères… et le reste de leur famille
L’arrivée de tricoteuses et tricoteurs plus jeunes a bien sûr dynamisé le domaine. Zoée incarne parfaitement cet exemple : elle a 30 ans et a fondé Pompon Laine Café il y a cinq ans avec deux partenaires plus âgées. Elles ont aussi lancé une chaîne YouTube destinée au tricot, qui rencontre un vif succès et vient stimuler une audience plus connectée. Même son de cloche du côté de La Maison Tricotée où Ophélie et Catherine font état d’une clientèle dont l’âge moyen est 30 ans.
À Québec, Clarisse parle plutôt d’une moyenne de 45 ans, mais s’est rendue compte que le tricot séduisait les plus jeunes, filles comme garçons d’ailleurs. Alors qu’elle enseigne le tricot au sein de camps de jours, chaque année de plus en plus de petits gars rejoignent son groupe. « En 2019, j’ai eu une classe avec plus de garçons que de filles, une première, s’enthousiasme-t-elle. En fait, c’est souvent les pères qui découragent leur fils à faire du tricot. »
Si les tricoteuses restent majoritaires, l’activité n’est aucunement destinée à être genrée. Presque tous les magasins de laine questionnés ont d’ailleurs engagé des hommes. « Il s’agit encore d’un mythe, souligne Zoée qui remet les faits en perspective. Mes valeurs féministes ragent quand je pense qu’au Moyen-Âge, quand les travaux textiles étaient nobles, les femmes ne tissaient et ne tricotaient presque pas, ou alors on les ignorait, mais dès que c’est devenu une nécessité, un “art ménager”, là c’est devenu leur tâche. » Fanny fait valoir le même discours : il y a encore 100 ans, c’était les messieurs qui tricotaient, alors que mesdames taillaient les moutons, lavaient et filaient la laine. Et dans le milieu de la mode, les hommes ont longtemps eu la grosse part du gâteau.
C’est la communauté LGBTQ+ qui a ouvert le bal. De nombreux hommes gais s’adonnent au tricot depuis plusieurs années, influencés entre autres par des designers contemporains du domaine comme Stephen West. « Je vois passer des comptes Men who knit sur Instagram et ils sont rendus très nombreux », commente Catherine.
Enfin, les préjugés tombent. En 2020, le tricot cesse peu à peu d’être perçu comme étant un loisir dit féminin. Les hommes hétérosexuels commencent aussi à y prendre goût, et la créativité est pour tout le monde, insistent plusieurs marchandes de laine.
Photos : La Maison Tricotée
Pas juste un passe-temps
Le tricot n’a pas été choisi et adopté par hasard depuis le début de la crise sanitaire. La répétition des gestes, le contact privilégié avec la matière, la lenteur et la concentration qu’exige la réalisation d’un projet de laine permettent d’éloigner temporairement les pensées anxiogènes. « Thérapeutique, méditatif, yoga du cerveau » : les intervenantes n’hésitent pas à comparer le tricot à une activité de bien-être puisqu’il va à rebours de l’instantanéité, à l’origine de plusieurs sources de stress. Mine de rien, façonner un pull d’hiver ou un bas de laine force à demeurer dans l’instant présent.
Les deux employées de La Maison Tricotée mettent en avant les bienfaits du tricot pour les enfants atteints de troubles du déficit de l’attention et d’hyperactivité, mais aussi pour les personnes sujettes à l’Alzheimer. Clarisse soulève qu’à différentes reprises, des personnes ont été envoyées dans ses cours par des psychothérapeutes et elle aimerait d’ailleurs développer ce volet avec une art-thérapeute à l’avenir. Fanny mentionne de son côté que certains ont démarré le tricot après avoir arrêté de fumer ou en plein burn-out. « En fait, c’est pas tant pour se constituer un garde-robe, mais pour la détente que ça apporte qu’on plonge dedans », tranche-t-elle. Le tricot semble pouvoir devenir un véritable rituel pour la santé mentale, puisqu’avant la COVID-19, des clients venaient chaque jour à La Maison Tricotée, confie à son tour Ophélie. « Le tricot existe depuis des siècles, donc c’est un lien avec la tradition aussi », à la manière d’une continuité rassurante, pense-t-elle.
À l’inverse, tricoter peut aussi être une manière de fabriquer un cadeau personnalisé et de se réjouir de façon originale. C’est le cas lorsqu’on attend un enfant, ou bien qu’une membre de notre famille est enceinte. En fait, beaucoup de personnes apprennent les bases du tricot à ce moment-là, confirment Ophélie et Catherine.
Des communautés tricotées serrées
S’il requiert de la discipline, un certain calme et de la concentration, le tricot est toutefois loin d’être une activité uniquement solitaire. Ce n’est pas pour rien que les magasins de laine sont souvent des lieux hybrides qui font office de salon de thé, servent des breuvages chauds, des collations, offrent des ateliers et proposent un service de dépannage, payant ou non. D’ailleurs, presque aucun autre commerce de détail ne dispose de plages horaires destinées à aider sa clientèle avec ses projets personnels…
Lorsque Catherine découvre La Maison Tricotée, deux ans avant d’y travailler, elle s’y sent « comme chez elle » et tombe immédiatement en amour avec la chaleur de l’adresse. À Trois-Rivières, chez Zoée, l’espace café ressemble également à un salon invitant avec des tables basses, des divans et des fauteuils confortables. « L’aspect communautaire est très fort dans le milieu, et il a toujours fait partie du Pompon Café Laine, affirme-t-elle. Il y a beaucoup d’entraide, des amitiés de tous les âges se forgent et ces gens-là ne se seraient jamais rencontrés autrement. » Ce qui l’émeut le plus? Voir les plus expérimentés donner un coup de main aux débutants, être solidaires pour le plaisir de l’être.
Si autrefois le tricot s’apprenait surtout dans le cadre familial, aujourd’hui la transmission des connaissances passe beaucoup par ses cercles sociaux. Malgré la fermeture ou l’ouverture partielle de ces établissements depuis le confinement, l’entraide reste forte sur les groupes en ligne. « À l’avenir, avec l’isolement social que nous vivons présentement, il va être important de mettre l’accent sur des activités qui rassemblent les gens et nous permettent de renouer avec la fibre », croit fermement Clarisse.
Photo : Pompon Laine Café / Étienne Boisvert