Les nouvelles terrasses publiques de Montréal
Depuis le début de l’été, on a vu des terrasses s’emparer de plusieurs quartiers de la métropole mise à mal par la pandémie. Colorées et hypercréatives, elles permettent aux passants non seulement de vivre plus sereinement la distanciation physique mais aussi de voir Montréal d’un tout nouvel œil.
Photo : La Terrasse Prenez Place / Eva Blue
Les terrasses ne sont pas apparues du jour au lendemain à Montréal. Au fil des années, on a vu sur certaines artères les restaurants s’étendre sur les trottoirs ou dans la rue et des installations publiques s’installer au gré des événements. Toutefois, la ville n’a jamais autant affiché ses couleurs qu’à l’été 2020.
Sur l’avenue Mont-Royal par exemple, on a totalement réaménagé la chaussée, devenue piétonnière, sur une distance de presque trois kilomètres pour y « recréer des expériences humaines significatives », indique Claude Rainville, directeur général de la Société de Développement de l’Avenue du Mont-Royal. Sous forme de plateformes amusantes, d’espaces de jeu et de détente, de terrasses en bois abondamment fleuries et d’une immense fresque au sol de 76 000 pieds carrés réalisée par 30 artistes différents, le projet « Pour que le courant passe » s’est avéré une belle réussite.
Un accueil tout aussi chaleureux a été réservé à l’installation « Réunis à distance Art de rue », qui a vu le jour au mois d’août sur le boulevard Saint-Laurent, au sud de la rue Prince-Arthur. Réalisée grâce à la collaboration du festival d’art de rue MURAL et de la compagnie Stella Artois, cette grande terrasse de 46 mètres de long est bâtie sur une fresque multicolore signée par l’artiste local Francorama (alias Franco Égalité). Le boulevard a été pour l’occasion fermé à la circulation de la rue Sherbrooke à l’avenue Mont-Royal, et des clins d’œil artistiques à cette œuvre bigarrée ponctuent la balade des visiteurs.
Photo : Terrasse Saint-Laurent
Projet audacieux au centre-ville
D’ordinaire envahi par les travailleurs, étudiants et touristes, le cœur économique de Montréal s’est retrouvé en raison de la pandémie dans une situation très délicate. « Relancer le quartier représentait même un enjeu de survie pour de nombreux commerçants », souligne Marc-André Carignan, un architecte devenu une référence dans les médias québécois. Au mois de juin 2020, il a été approché par le Quartier des spectacles pour chapeauter un des projets les plus audacieux de sa vie : imaginer avec des architectes et des créateurs des installations publiques capables de stimuler l’économie du centre-ville à travers l’art et le design.
« C’était aussi casse-cou que stimulant, car on ne disposait que de quelques semaines pour tout concevoir et le mettre en place. » Une fois ses collaborateurs trouvés, la commande du chargé de projet en aménagement urbain se résumait en quelques mots : créativité, beauté, durabilité, convivialité, rapidité. « Et magie, ajoute-t-il, afin de convier les gens à vivre une expérience différente dans le quartier, même s’ils le connaissaient auparavant. »
Les installations de l’Équipe Projet Relance Centre-Ville se sont déployées sur des axes stratégiques ou jusqu’alors sous-exploités. Au parc Hydro-Québec, la terrasse TULIP (pour Terrasse Urbaine LIbre au Public) Prenez Place se présente sous la forme d’une grande table communale jaune canari qui ondule et épouse le site, arbres compris. Tout y est monochrome : l’affiche de l’entrée, la table, les bancs, les objets recyclés collés dessus. « C’est à la fois très instagrammable, convivial et artistique, commente Marc-André. De plus, le design de l’installation permet intuitivement aux personnes de se distancer car la table remonte par endroits et les objets sont disposés de manière à créer des zones sans avoir recours à des séparations en bois ou en plexiglas. »
Blocs Légo et installations interactives
La même approche colorée, dynamique et ludique a été utilisée sur la rue Peel, où des blocs en bois de type Légo astucieusement disposés accueillent les visiteurs désireux de faire une pause tout en maintenant une distance entre eux. Ou encore à la Place d’Youville, avec deux installations interactives – une imposante série de balançoires musicales et une grande fontaine qui s’illumine la nuit.
Mais le défi sans doute le plus important de Marc-André se dresse aujourd’hui en plein cœur du quartier chinois, sur un terrain laissé vacant depuis des années. Intitulé Sha Tan, qui signifie « plage » en mandarin, ce concept constitué d’une terrasse et d’une plage publique a été réalisé en étroite collaboration avec la Pépinière Espaces Collectifs et la communauté asiatique. Pensée comme un hommage à cette culture millénaire, l’installation double s’étend sous une pluie de fanions, de guirlandes lumineuses, de lanternes et de fleurs. La terrasse est également bordée d’arches structurelles rappelant celles qui sont déjà la signature du quartier chinois.
« On a eu la chance de travailler de concert avec des commerçants avoisinants et des muralistes asiatiques pour obtenir ce résultat, explique le chargé de projet. Et une vingtaine de restaurants du coin ont même décidé de créer une offre intéressante avec des boîtes à lunch de toutes sortes que les gens peuvent aller chercher avant de s’installer sur la terrasse, dont les tables sont distantes de deux mètres. » Des cordes à bateau fournissent également un zonage naturel du côté plage.
Des alliances inusitées
S’adapter aux nouvelles normes sanitaires a demandé aux restaurants et aux bars du Québec des efforts considérables. Et il faut avouer que les clients n’ont pas automatiquement été au rendez-vous dans les salles à manger depuis la réouverture des établissements. Comme bien d’autres entrepreneurs, Thibault Cordonnier, copropriétaire du Pub Pit Caribou, situé sur la rue Rachel à Montréal, s’est demandé comment ne pas mettre la clef sous la porte. « J’ai donc approché la Ville pour fermer la rue Rachel, puis pour installer des terrasses sur les rue transversales. Mais ça n’a pas fonctionné », raconte-t-il.
Photo : Bières et Poutines
L’entrepreneur n’était pas à court d’idées. Il a approché le restaurant La Banquise, dont les poutines sont parmi les plus connues de Montréal, pour faire front commun. Ensemble, ils ont proposé d’aménager une zone vacante située au coin de Rachel et du parc Lafontaine et en ont fait une terrasse très invitante sur laquelle les clients peuvent au choix manger ou boire un verre, selon leur envie du moment. « On partage les mêmes tables, mais on a nos deux équipes de serveurs. Et on a mis en place un système de tapettes à mouches colorées que les gens lèvent pour commander. S’ils lèvent la tapette orange, c’est une commande pour La Banquise, et s’ils lèvent la bleu, c’est pour le Pub. »
Cette alliance inusitée a été couronnée d’un franc succès. « Tout le monde nous félicite! se réjouit Thibault. On accueille sur la terrasse aussi bien des familles que des amateurs de bières ou des passants. » Quant à la sécurité, l’entrepreneur se fait des plus rassurants : « Les tables sont bien espacées ou divisées par des palettes de bois. Ça donne donc un résultat à la fois ouvert et intime qui plaît beaucoup. »
Liberté créative
Les nouvelles terrasses publiques de Montréal sont-elles simplement circonstancielles, ou annoncent-elles une tendance à plus long terme? Après tout, il serait possible d’en voir des déclinaisons tout au long de l’année, ce qui transformerait du même coup durablement le visage de la métropole.
Même s’il est impossible de prévoir l’avenir et les conditions sanitaires qui prévaudront dans quelques mois, nos interlocuteurs sont tous enthousiastes du succès des initiatives qui ont vu le jour cet été et demeureront en place, pour la plupart, jusqu’au mois d’octobre. « On a eu l’impression de contribuer à quelque chose d’important, d’utile, tout en profitant de la liberté créative qui nous était offerte – ce qui est rare sur de grands chantiers », souligne Marc-André Carignan, heureux que les nouvelles installations publiques du centre-ville soient pleines tous les soirs. Alors peut-être boirons-nous un verre ou mangerons-nous encore un morceau en terrasse cet automne ou cet hiver…
Photo : Sha Tan / Marc-André Goulet